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Jean Amrouche, le combattant de la tolérance par Joe Gouldin-Golan

Quand, il y a quelques mois, nous évoquions à Florence la mémoire d’Amrouche, c’est l’image de Moïse qui m’est venue à l’esprit — Moïse le berger du peuple hébreu, appelé à Dieu au seuil de cette terre promise qu’il ne devait jamais connaître. Il y a dans la nature d’Amrouche ce côté mystérieux et fataliste, qui avait son importance, côté habilement caché par la personnalité vigoureuse de l’homme entier, aimant la vie avec courage et obstination et allant, par habitude, jusqu’au fond des problèmes.

En 1956, avec d’autres amis, nous créions ensemble la revue Etudes Méditerranéennes, puis un an plus tard, nous mettions sur pieds les Colloques Méditerranéens de Florence. Amrouche voyait dans ces deux initiatives l’affirmation de ses convictions : II fallait tenter de contribuer à la création d’un climat de tolérance dans les relations humaines. Il nous disait souvent « si ces hommes de la Méditerranée pouvaient mieux se connaître, et de ce fait s’apprécier par-delà les barrières des différends politiques, en fin de compte, c’est l’homme qui imposerait sa loi ».Amrouche a été fidèle à ces deux entreprises. Avec Giorgio La Pira et les autres fondateurs, il n’a jamais reculé devant les difficultés énormes suscitées par le climat infernal de la politique méditerranéenne, afin que la cause du rapprochement entre les hommes s’affirme et entre dans les mœurs.

Dès notre première rencontre, en 1955, j’abordais avec lui le problème complexe des relations Judéo-Arabes. L’homme n’aimait pas les équivoques et savait clarifier ses positions. J’étais impressionné par la rigueur et l’honnêteté de son raisonnement. « Israël fait partie du paysage méditerranéen, de la raison d’être de cette région et de son âme. Il faut œuvrer pour que les hommes politiques le comprennent, car ceux qui ignorent cet élément de base méconnaissent ce qu’il y a de plus sacré dans cette partie du monde. L’Algérie de demain sera peut-être cette terre de rencontre où Chrétiens, juifs et Musulmans sauront créer le climat de confiance, essentiel à la réconciliation. La libération de cette terre d’Algérie aura certainement un effet pacifique sur les relations Judéo-Arabes. La vocation de mon peuple est de travailler en paix, et de créer… » Amrouche tenait ces propos aux hommes les plus divers, tels le Roi Mohammed V du Maroc et le Président Ben-Gourion d’Is­raël, avec la même foi et la même ferveur.

Aux jours les plus dramatiques de la guerre d’Algérie, quand la peur et la folie collective hantaient les diverses communautés, et que dans le tohu-bohu la loi de la jungle dominait, mes pensées allaient surtout vers les Juifs algériens, perdus dans la mêlée. Leur situation particulière risquait de les transformer en boucs-émissaires. Je fis part à Amrouche de mon inquiétude et lui demandais conseil. L’homme qui ne faisait aucun compromis avec sa vérité, ses convictions ou ses principes décida d’examiner ce problème avec ses amis, les chefs de la rébellion. Il alla à Tunis. J’apprenais plus tard qu’il avait plaidé le dossier juif avec générosité et conviction, dégageant le côté particulier et profondément humain d’un drame où les figurants risquaient de devenir les victimes. C’est à lui qu’il revient aussi d’avoir convaincu les leaders du F.L.N. de renoncer à leur opposition au décret Crémieux, décret qui accordait aux Juifs d’Algérie la nationalité française et de ce fait les séparait de la Communauté algérienne au sein de laquelle ils vivaient depuis des millénaires. Pour lui, l’annulation du dit décret risquait de semer la confusion et le chaos parmi les Juifs d’Algérie, qui depuis plusieurs générations pensaient en Français. « A-t-on le droit de retourner la roue de l’histoire ? »

 Tel était l’homme, qui fidèle au rôle qu’il entendait jouer, refusait les fonctions les plus importantes. Ecarté de la R.T.F., il ne voulait à aucun prix quitter Paris car, disait-il « C’est ici que je peux donner le maximum pour que la guerre d’Algérie cesse et que mon pays se libère. La paix en Algérie se fera entre deux peuples désormais liés par un destin commun et une vocation commune, et il faut plaider cela à Paris aussi. » Am­rouche s’est assigné ce rôle, il l’a rempli avec dignité, faisant honneur, tant à sa Kabylie natale, terre de ses ancêtres, qu’à cette France qu’il aimait, où il avait puisé sa culture et fondé sa famille. Il a disparu, quand Français et Algériens s’engageaient dans la voie de la réconciliation. De son Sinaï, Amrouche voyait ses idéaux se rapprocher de leur réalisation.

Son message est celui d’un homme qui, avant tout, avait confiance dans ses semblables. D’un homme pour qui la condition de l’existence créatrice de toute société, c’est-à-dire de sa survie, dépendait avant tout de l’esprit de tolérance animant les communautés qui la composent. D’un homme pour qui le pluralisme des cultures est un élément essentiel de lendemains meilleurs.

 Joe Gouldin-Golan (Tel Aviv, Août 1962 ) In Etudes méditerranéennes, n°11, 2° trimestre, 1963, p 41-43.

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Jean Amrouche: Sa voix manque… par Robert Barrât

Un journaliste au coeur de la Guerre d'Algérie: 1954-1962. Couverture. Robert Barrat. Editions de l'Aube, 2001 - 248 pages.

Un journaliste au coeur de la Guerre d’Algérie: 1954-1962. Couverture. Robert Barrat. Editions de l’Aube, 2001 – 248 pages.

Voici un an que j’ai vu s’éteindre chez lui Jean Amrouche, terrassé en trois mois par un mal impitoyable, fauché en pleine force de l’âge. Sans doute avait-il eu conscience dans les toutes dernières heures de la gravité de son état, car la veille de sa mort il avait accepté de recevoir les derniers sacrements. Mais, il faisait encore avec moi des projets d’avenir. La guerre d’Algérie se terminait : il allait pouvoir se détourner enfin des combats et de la politique. Il comptait passer de longs mois hors de Paris, à rédiger les poèmes et les livres qu’il avait remis d’écrire depuis sept ans. Bref se remettre à vivre.

Cet écrivain né, qui possédait une pensée d’une extraordinaire fermeté et maniait l’une des plus belles langues qu’il m’ait été donné d’entendre sur des lèvres humaines, eût été l’égal des plus grands, s’il avait pris le temps de mettre à exécution les projets qu’il avait en tête; mais il s’était pratiquement arrêté d’écrire depuis 1954. Le chant poétique qu’il portait en lui s’est arrêté sur ses lèvres au spectacle de l’immense passion que vivait son peuple.

Nous nous étions rencontrés en 1955, à la salle Wagram lors d’un des premiers meetings contre la guerre d’Algérie. J’avais alors trouvé en lui un camarade de combat qui devint vite un ami, et plus tard un frère. Nous nous sommes rarement quittés pendant 7 ans et pour l’avoir vu vivre quasi-quotidiennement, je puis attester qu’il est mort de la guerre d’Algérie, que cette guerre lui a littéralement « rongé le sang », comme dit si bien l’expression populaire. Homme de double culture en effet, Algérien par la chair, Français et chrétien par l’esprit, comment n’eût-il pas été écartelé par ce conflit fratricide ?

Peu d’hommes ont su exprimer comme il  l’a fait  la signification profonde de la révolte du peuple algérien. Les quelques grands textes qu’il a publiés dans des quotidiens ou hebdomadaires demeureront comme des morceaux d’anthologie. Tout en se montrant extrêmement sévère pour Je colonialisme français, Jean n’avait jamais songé un instant à renier une France qui l’avait fait ce qu’il était, ni son attachement aux valeurs que lui avaient enseignées ses maîtres français, et des hommes comme Valéry, Claudel, Gide et Mauriac — dont il était devenu le familier. II dépassait de très loin l’idéologie du nationalisme et ses querelles. Il était le survivant ou la préfigure — comme l’on voudra — de ce citoyen méditerranéen, ouvert à une civilisation universelle dont il affirmait qu’elle était née et ne pourrait survivre qu’autour de la Méditerranée. D’où son drame. Car son patriotisme kabyle et algérien le firent désigner comme un « fellagha » par les partisans de l’Algérie Française — mais sa fidélité à la France le rendit suspect aux yeux de certains nationalistes algériens.

Il affectait de ne s’en pas soucier. Je sais pourtant qu’il souffrit profondément de cette situation d’écartelé et d’incompris. Et qu’il ne trouva pas d’autre issue pendant 7 ans que d’aller sans cesse de l’un à l’autre, en tentant avec plus ou moins de bonheur de se faire interprète, intercesseur et même intermédiaire. L’ancien professeur, l’ancien rédacteur en chef de « l’Arche », le poète des « Chants berbères », au lieu de s’enfermer dans la tour d’ivoire de la création littéraire, se fit négociateur, exégète de la pensée de de Gaulle auprès du F.L.N., ambassadeur du nationalisme algérien auprès des hommes politiques français. Combien d’entre eux auront découvert le vrai et noble visage de l’Algérie à travers la conviction, souvent passionnée, toujours désintéressée, qui l’animait…

Et puis, quand est venu le moment, qu’il avait espéré de toute son âme et préparé de toutes ses forces, lorsque Evian a vu naître la paix, le ressort s’est brisé, qui attachait encore à la vie cet homme trop noble pour avoir pu supporter, sans en devenir physiquement malade, le long temps du mépris et de la haine que nous venions de vivre. La suite ne l’intéressait pas. Il avait délivré son message, fait tout ce qui était en son pouvoir de faire pour sauver tout ce qui pouvait l’être à travers le naufrage.

Quel rôle eût-il joué au lendemain de cette guerre ? Je me rappelle que durant sa maladie, des membres du G.P.R.A. lui avaient téléphoné du Maroc : après s’être en-quis des nouvelles de sa santé, ils lui annonçaient — dans un geste de piété touchante — qu’ils lui confieraient une ambassade dès qu’il serait remis sur pied. Cela l’avait fait sourire. Fier et conscient de sa réelle supériorité intellectuelle, il connaissait aussi fort bien ses limites, et qu’il ne pourrait jamais réussir en politique tant il manquait de patience et de capacité de dissimulation. Il n’était pas fait pour les fonctions publiques ou officielles. Mais pour l’expression, la clarification de ces complexes d’idées et de sentiments où s’embrouillent les politiques, et qui faute d’être précisément formulés aboutissent le plus souvent aux différends, aux malentendus et aux ruptures.

Par le pouvoir de l’intelligence, Amrouche était capable de rendre clairs les problèmes idéologiques et politiques les plus embrouillés. C’est, je pense, le meilleur service qu’il eût pu rendre à son pays, que d’aborder quelques-uns des problèmes majeurs qui se posent à ses dirigeants et de dire honnêtement et vigoureusement, comme il savait le faire, son sentiment sur les options fondamentales nécessaires. Malgré son désir de retraite, je suis persuadé qu’il ne se fût pas tenu à l’écart de la mêlée, et que ses prises de position n’auraient pas été sans importance. Sa voix manque aujourd’hui à l’Algérie.

Comme elle manque à tous ceux qui avaient entrepris, au sein du colloque de Florence, la tâche difficile de faire mieux se comprendre et s’entendre les riverains de la Méditerranée. Qu’au moins le souvenir de cet homme no­ble et bon, de ce cœur passionné et tendre, de cet esprit exigeant et sans faiblesse ne nous quitte pas. Qu’il continue d’inspirer notre lutte pour qu’après tant de deuils et d’amertumes l’esprit de paix et d’amitié finisse par l’emporter parmi les peuples qui bordent cette petite mer intérieure, berceau de l’esprit de la civilisation.

Robert Barrat / In Etudes méditerranéennes, n°11, 2° trimestre, 1963, p 36-38.

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Les fils de Jugurtha, par Jules Roy

 

Quand j’entends ce qui se dit parfois sur la littérature maghrébine, j’ai le cœur serré. Parce qu’il est mort, lui, Jean Amrouche. Il aurait été son plus grand poète. Son maître aussi. Aujourd’hui, patriarche écouté et vénéré, peut être ambassadeur d’Algérie auprès du Saint- Siège ou peut-être académicien, pourquoi pas ? Il enseignerait. Il nous transmettrait avec un brin d’impatience ses entretiens avec Dieu. Il nous a quittés au printemps de 1962, quand le parfum des orangers en fleur de la Soummam et les articles des accords d’Evian escaladaient les pentes des montagnes ensanglantées. J’étais tout près de son village natal, Ighil Ali, j’entendais les tambours funèbres qui célébraient sa mort : Jean El Mouhouv, le grand, le prestigieux, le victorieux, n’était plus. Chose étrange où se révèle une fatalité, il n’a pas été enterré là-bas et repose à Sargé-sur-Braye (Loir-et- Cher), à vingt-cinq kilomètres de Vendôme.

De voir réimprimés deux parmi ses premiers recueils de poèmes fait passer sur notre saison pourrie ce vent qui dessèche tout et berce l’âme de cadences désolées. Les éditions originales, « Cendres » avec sa couverture grise, « Etoile secrète » dans « les Cahiers de Barbarie » où tant de chefs-d’oeuvre naquirent sous les mains d’Armand Guibert, poète lui-même et démiurge, ne m’ont jamais quitté. Je me demande par quel miracle elles n’ont pas fini au fond de ma cantine dans une cale de navire ou dans un vague entrepôt sur une base aérienne de Grande-Bretagne. Amrouche appartenait, comme Césaire le disait, à la religion du langage et à la religion du mythe, il était bicéphale, l’Algérie était l’âme de son âme, la France l’âme de son esprit.

« Je viens vers yous, mon Dieu, avec medeux mains vides Et mes bras accablés tendus vers vos genoux. Voici vers vous, Seigneur, un jeune homme au coeur vide. C’est toi que nous voulons, lumière, Lumière, c’est toi que nous cherchons, Mon Dieu, c’est vous que nous cherchons. »

Il est possible que ce soit la mort qui donne désormais à ces poèmes leur dorure un peu passée, leur installation dans l’éternité, leur assise tranquille et cette vibration à quoi nous étions sensibles — pourquoi ? — qui l’avaient placé, avant nous tous, dans l’entendement du sacré. C’était lui, le Kabyle — « le bougnoul » comme il s’appelait parfois en termes de défi —, qui nous apprenait à nous exprimer. Il nous en faisait baver. Il exigeait que nous traitions la langue française avec tous les honneurs qu’elle méritait. Dans le domaine de Bossuet et de Baudelaire,il était chez lui. Resplendissant comme un archange, avançant, comme disait Guibert, avec une étoile au front, peu à peu il devint l’interlocuteur privilégié de Gide, de Claudel, de Jouhandeau, de Mauriac, et l’exégète de Saint- John Perse, de Patrice de la Tour du Pin, de Pierre Emmanuel, de René Char.

L’aigle de la Voie lactée

Je ne partage pas toutes les généreuses conjectures politiques qu’il arrive qu’on prête à Amrouche, mais il est vrai qu’on peut tout inclure dans la poésie. Chez lui, à l’époque des années trente, j’ai moins senti d’humiliation que d’ambition, et je n’oserais pas affirmer que « Cendres » ou « Etoile secrète » sont déjà de mots de passe de rébellion. Certes, on savait d’où il sortait. Il l’affichait avec une insupportable provocation, mais il était aussi chrétien, ce qui le rangeait d’emblée d’un côté et le rendait suspect à certains. Homme parmi les hommes, orphelin, au carrefour des voix qui se croisent dans la conscience, il n’osait pas se donner comme l’annonciateur du Messie et se voulait plus ordinateur des mystères cosmiques, plus aigle de la Voie lactée que prophète d’Apocalypse. Jugurtha, ce sera plus tard. Je n’oserais pas dire non plus que, venant d’où il venait et allant où il allait, il ne pensait pas à emboucher la trompette des grands et funestes messages qui ait un peu son instrument favori. Seulement, à cette époque, et surtout après la défaite de 1940, ou dans notre petit groupe d’amitié, nous étions si près les uns des autres, je ne l’ai jamais vu en douleur que du destin de la France, de la littérature française et de nous dans cette littéraire. Sa terre, il l’avait en quelque sorte déjà sauvé du naufrage : « Chants berbères de Kabylie » avait paru en 1939, les mélodies cruels éclataient dans la voix de sa sœur, Marguerite Taos, et lui, quand il parlait de son aïeule Marzouk Djouhra, il plaçait dans sa bouche des leçons sur une France mythique et sur le sens de prière.

Pour moi qui lui dois autant qu’à Camus et lui ai reçu de lui l’orgueil d’être qui nous étions l’amour de la langue française, notre mère à tous, je crois qu’il est allé à la révolution algérienne naturellement, en suivant sa pente ascendante, comme tout homme bien né de sa communauté, fidèle à ses frères et à ses racines. Dans les cris qui s’élèveront de lui plus tard entre les hommes de violence, d’injustice et de prévarication, il rejoindra le prophète Isaïe pleurant sur les dévastations de sa patrie, mais quelle France condamnera-t-il.? Celle qui a envoyé Dreyfus à l’île du Diable, celle des Inventaires,, celle des enfumades du Dahra et celle de Guy Mollet. La sienne, c’était Voltaire, c’était Montaigne, Rutebeuf, Gide, Claudel et ensuite de Gaulle. Mais il est vrai qu’avec le temps qui a coulé on peut lire « Cendres » et « Etoile secrète » dans une lumière qui n’est pas de ce monde, comme dans ce moment où l’on veille un mort dans le silence d’un monastère.

Tout s’arrête, le vent souffle, comme il souffle dans les poèmes et dans les proses où Tahar Ben Jelloun chante son exil et la révolte : « Un chameau dit un jour dans une réunion : « Ravalez votre haine ; écoutez plutôt le chant des enfants qui n’ont pas de maisons, pas de jardin, des enfants qui arrachent des étoiles au ciel pour dessiner sur le sable des automitrailleuses, car, au fond, il y a l’horizon, gazelle orpheline, des miroirs qui dansent et qui font mal… » »

Un couffin pour berceau

Ecrivain public, Amrouche le fut aussi pour beaucoup, comme Tahar Ben Jelloun à l’entrée de la médina de Marrakech. Il y a chez Tahar Ben Jelloun une autre avidité de l’Occident que pour la génération d’Amrouche. Tahar Ben Jelloun lutte avec la destinée, avec lui-même, avec le soldat au crâne rasé qui porte des pierres dans son sac. Libéré de quoi? Il vit dans des villes brûlées et ensuite rêve d’amour, d’un astre en train de s’enliser dans le désert, les mots deviennent débris de miroir, il enseigne à lire et à écrire à des ouvriers venus dans le nord par erreur.

Poète en quête de lui-même et qui aime peut-être trop les maléfices, c’est dans les proses qu’il est déchirant, quand on le sent perdu dans le hasard, dans le Liban, en Palestine, en poésie ? Pèlerin à La Mecque, il se veut coincé entre deux silex étincelants, il brouille les souvenirs de son âme souffrante, toujours un peu dans le couffin qui fut son berceau, il est une des voix du Maghreb – en devenir, avec, Yasser Arafat ou Socrate ? Amrouche restera Jugurtha.

En écoutant Azzedine Bounemeur chanter sa complainte, il me semble être dans le village d’Amrouche, pendant qu’une voix neutre, accompagnée d’une flûte de roseau enrouée, me raconte l’histoire des bandits de l’Atlas. C’est la vie pastorale telle qu’elle existe encore. Je me souviens du chant des moissonneurs. et des vendangeurs, quand ils descendaient dans la plaine de là Mitidja avec leurs grands, chapeaux de paille. Le soir, tandis que la galette d’orge cuisait sur les pierres, montaient les mêmes modulations rauques. Les bœufs volés, les mariages, les poursuites, les morts, les gendarmes, le caïd féroce, d’où vient que c’est cela qui m’émeut plus qu’une langue savante ? Je respire l’odeur du feu de bois, de la semoule, le parfum de la chorba rouge et pimentée, je pars sur l’aile de la jument du Prophète, je reviens- à Tunis, je traverse Marseille porte de l’Orient, une capitale qui ne serait pas à l’étranger. Là, depuis que le Maghreb est devenu indépendant, nous avons rêvé de fonder quoi donc ? Le sanctuaire, l’auberge des pèlerins d’Emmaüs et de nos espoirs envolés ? Qu’un autre poète, Jean Senac, Mort assassiné à Alger, soit célébré près du Vieux-Port et que des peintres exposent leurs couleurs arrachées à l’autre côté de la mer, laisserait croire que Marseille pourrait devenir telle’ que saint Jean voyait la Jérusalem nouvelle, parée comme Une fiancée pour son époux. Ah-! si Jean Senac pouvait se sentir chez lui « à Marseille ! S’il était possible de retrouver à Marseille plus que le souvenir du souvenir et si Amrouche présidait le concile…

Ps: article publié dans Le Nouvel Observateur en juin 1983

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