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Jean Amrouche : l’honneur d’être homme, par Henri Kréa

Jean El Mouhouv Amrouche

Jean El Mouhouv Amrouche

   Qui a connu Jean Amrouche sait que la vraie gloire n’est pas de ce temps de littérature et d’ordonnance de mots. Car voici un homme qui, toujours, eut le parfait dédain de sa propre pérennité langagière et voulut justement se passer de ce genre de parodie. Je sais que beaucoup seront agacés par ce propos; mais il me semble exprimer pourquoi de nous tous, celui qui ne se voulait que le transcripteur des « Chants Berbères de Kabylie » est le plus grand. Jean Amrouche n’était que modestie et sourire lucides. Certains ont voulu interpréter prosaïquement ce comportement insolite devant la « vie » que l’on dit artistique. Là où ils ont cru discerner de l’orgueil n’était que son peu de considération pour la chose publiée.

   Je me rappelle que du temps de la guerre d’indépendance de l’Algérie, il se trouva un butor qui écrivit à un quotidien pour vitupérer non l’exposé que Jean Amrouche y avait publié deux jours auparavant, mais l’homme de raison brusquement passé à l’état démoniaque. Ce personnage, dont le nom ne présente aucun autre intérêt qu’anecdotique, était indigné. Alors quoi ! Il avait jadis rencontré « l’écrivain kabyle » dans les « Salons Algérois ». Amrouche était parfaitement assimilé. Il était chrétien même, échappant ainsi à l’obscurantisme, à la malédiction d’un certain islamisme. Et voilà que ce poète à qui « nous avons tout donné, la culture en particulier », ne se sentait aucunement une âme de maître d’hôtel ! Il osait dire ce qu’était, à cette époque, « la France comme mythe et comme réalité ». Il prétendait, suprême inconscience, mettre en doute « l’œuvre de pacification ». Tout de même ! La liberté, une nécessité ontologique ? Absurdité que toute cette logomachie. Oui, l’étonnement, la panique et l’indignation de ce correspondant dérouté étaient justifiés, car le courage et les hommes libres sont rares. Jean Amrouche avait pris la parole alors que des voix illustres s’étaient tues. Il scandalisait comme il avait déjà irrité les littérateurs en ne daignant jamais faire carrière dans les lettres. Camus lui, au moins, observait un silence rassurant. Et pourtant, Jean Amrouche est le plus pur des écrivains algériens et des poètes de la Méditerranée. Cet exil, qu’il portait comme un faix meurtrier et qui eut raison de sa santé, était pour lui le prix qu’il fallait payer à la destinée et au malheur.

   Quelquefois, dans le crépuscule de Paris, après un après-midi où cet homme aux idées claires et distinctes avait analysé, dans une langue d’une pureté maintenant perdue, le conflit permanent « des idées et des hommes », Jean Amrouche se laissait animer par le feu de son discours. Il consentait alors, en s’excusant presque, à ouvrir le placard où il rangeait des poèmes qui resteront peut-être à jamais à l’état de manuscrits. J’ai toujours été frappé par la qualité et la beauté de ces versets. Mais la poésie n’intéresse plus grand monde et je ne dirai que mon chagrin au souvenir de cette voix admirable, émue et émouvante, qui rendait effectivement inutile toute édition, tant la voix du poète était le truchement somptueux de celle des dieux.

   Les événements plus que les hommes passent vite. Tels ces nuages nocturnes du Maghreb qui s’épuisent en une course absurde d’un point à l’autre de l’horizon. A mes yeux, aucun contemporain n’égale cet homme de cœur et de génie que j’aurai eu le bonheur de connaître et qui me fit le suprême honneur de me donner quelques pages pour préfacer des textes écrits contre le génocide et la barbarie. « Un temps nouveau s’éveille au cœur d’un automne de débâcle et de restitution, proclame et sacre un printemps de gésine et de fondation, remonte le temps des morts, en flots de paroles verticales… »

In Etudes méditerranéennes, n°11, 2° trimestre, 1963, p 35.

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24 octobre 2013 · 14:43

Un destin et une volonté. À Propos de Belkacem Ou-Amrouche

Pierre Amrouche.

Pierre Amrouche.

 Auteur et spécialiste en art primitif Africain, Pierre Amrouche, le fils de Jean Amrouche,  évoque, dans cet entretien paru en 2004 dans la revue Awal, la mémoire de son grand-père, Belkacem-Antoine. Un témoignage fort instructif et très touchant.

Dans ce colloque autour de Jean Amrouche on a évoqué Taos Amrouche, votre tante, Fadhma, votre grand-mère, et c’est surprenant que personne n’ait pensé à évoquer la figure de Belkacem. Qu’avez- vous à dire à ce sujet ? Est-ce de l’ignorance des lecteurs de Jean et de Taos ou bien est-ce parce que Belkacem n’a pas eu de rôle prépondérant dans la saga des Amrouche ? 

Vous avez raison de mettre l’accent sur la position de Belkacem, mon grand-père, car dans la saga Amrouche il est souvent ignoré. Sans doute est-il considéré, à tort, comme peu signifiant dans la généalogie de Jean et Taos Amrouche, par ceux qui survolent hâtivement l’itinéraire de cette famille kabyle singulière. Il s’avère pourtant que son rôle dans la destinée de la famille fut beaucoup plus déterminant qu’il n’apparaît au premier regard.

 Peut-on parler d’effacement ou de discrétion ? Pour mieux connaître Belkacem-Antoine, pouvez-vous revenir à cet itinéraire singulier ?

 S’il n’a jamais montré d’intérêt prononcé pour les lettres ni pour la politique, il a été cependant le point d’ancrage des Amrouche dans la société et la culture françaises. C’est par la volonté de son grand-père Hacène-ou- Amrouche, l’ancêtre de Sébastopol, que Belkacem, son petit-fils, est entré à l’école des Pères blancs d’Ighil-Ali.

 Pourquoi ce chef de clan kabyle, homme prestigieux et traditionaliste, a-t-il donné ainsi son unique petit-fils aux Roumis ?

Probablement parce que les trente ans qu’il avait passés comme spahi puis comme interprète dans l’armée française lui avaient prouvé la puissance et l’efficacité de la France et de sa culture ; peut-être aussi pour soustraire le jeune Belkacem à l’influence néfaste de son propre fils : Ahmed-ou-Amrouche, en qui il n’avait aucune confiance, à juste titre – puisque ce dernier devait ruiner toute la famille.

 Revenons à la scolarité du jeune Belkacem…

À l’école Belkacem fut un bon élève, sans plus, mais il acquit une maîtrise parfaite de la langue française et une belle écriture, comme les lettres écrites à ses enfants en témoignent encore aujourd’hui.

 Comment pouvait-il se faire qu’un « indigène » (comme on les appelait alors) puisse se convertir ?

 On sait que la fréquentation de l’école des Pères blancs conduira à la conversion au christianisme de Belkacem à l’âge de seize ans. Conversion volontaire ou forcée par la douceur insistante des religieux et leur empathie profonde pour les Kabyles, nous ne le saurons jamais. Il recevra le prénom chrétien d’Antoine à son baptême, prénom dont il ne fit guère usage. La loi coloniale interdisait d’ailleurs aux indigènes, mêmes convertis, d’avoir un prénom français sur les documents d’état civil, pour éviter toute confusion de statut qui leur aurait été profitable. Il fallait un certain courage à cette époque en terre d’Islam pour apostasier sa religion. Cette décision, très volontaire, constitue d’évidence la pierre angulaire sur laquelle s’édifiera la famille Amrouche. 

 À quelle date Belkacem, originaire d’Ighil-Ali, épousa-t-il Fadhma, originaire de Tizi Hibel ?

Trois ans plus tard, en 1899, il épousera Fadhma Aït Mansour, qui se convertir[a] elle-même pour pouvoir se marier avec lui.

 Quel niveau d’études avait Belkacem ?

 Belkacem-Antoine, ayant obtenu son brevet élémentaire, commencera sa vie active comme instituteur, baigné à la fois dans la culture française et dans les valeurs républicaines. S’il n’avait pas suivi cet itinéraire, voulu ou du moins pressenti par son grand-père Hacène, il est peu probable que la rencontre fertile avec Fadhma ait pu se faire et que ce Jean et cette Taos, les deux enfants prodiges de la famille, aient jamais vu le jour.

À propos de Fadhma… Que s’est-il passé, quelles sont les implications sur son identité ?

C’est essentiellement afin de pouvoir épouser Belkacem-Antoine, le chrétien, que Fadhma Aït Mansour va se convertir et devenir Fadhma- Marguerite ; c’est aussi avec lui qu’elle deviendra française, par un décret de naturalisation ratifié à Tunis en 1911. Si quelqu’un dans cette famille a fait le choix de la France, sans que cet acte ait une valeur politique d’engagement au côté du colonisateur, c’est bien Belkacem-Antoine.

 Pour l’époque ce choix impliquait pour beaucoup une adhésion au système colonial… Ne croyez-vous pas ?

Son choix se fondait sur son appréciation qualitative et culturelle de la France, choix sous-tendu par un fort sentiment pragmatique. Dans sa situation financière précaire, le simple fait de devenir citoyen français, et non plus sujet français, entraînait automatiquement une augmentation de salaire de 30 %, à travail égal. Cette différence de rémunération, à elle seule, justifiait la démarche. Devenir citoyen français pour Belkacem-Antoine n’impliquait pas d’allégeance particulière à un pouvoir ; comme beaucoup d’indigènes, il était légitimiste : le pouvoir en place était le bon parce qu’il était là, tout simplement ; et comme tel il le respectait.

Dans la pratique cela se passait comment ?

Pour autant il se savait toujours un indigène, et ne s’en cachait pas : il était kabyle avant tout et pour toujours, et fier de l’être. Sachant fort bien qu’on naît kabyle, par le sang, et qu’on ne le devient pas par un décret républicain ! Chrétien et citoyen français il ne fut pas un assimilé, portant  ostensiblement, toujours et en tous lieux, une chéchia rouge : il ne tenta jamais de « passer la ligne ».  S’il avait jamais voulu se croire différent de ses frères « de race », les événements de la guerre d’Algérie seraient venus le détromper. Pour l’armée française, il était un fellagha en puissance, comme tous les autres Algériens, naturalisés ou pas. Ainsi, lors d’une opération militaire de ratissage à Ighil-Ali, il fut « raflé » comme tous les hommes et les adolescents du village et dut passer la journée debout au soleil, les mains sur la tête, pendant que la troupe fouillait les habitations et les femmes. Invoquer alors sa qualité de Français en cette circonstance aurait été vain et l’aurait coupé de sa fratrie kabyle, ce qui ne fut jamais le cas. 

 Ce que vous dites là est ignoré par beaucoup… Je vous remercie de repréciser tout cela car malheureusement beaucoup d’Algériens mettent dans le même cas la confession et le nationalisme comme s’il n’y avait pas eu de chrétiens dans le mouvement national algérien… J’aimerais que vous évoquiez, pour les lecteurs d’Awal, le souvenir que vous avez conservé de l’homme ?

Je me souviens très bien de mon grand-père Belkacem et des moments affectueux que j’ai passés avec lui dans la maison d’Ighil-Ali. C’était un homme doux mais ferme, et malgré la différence d’âge – j’avais cinq ans et lui soixante-quinze – un fort lien de complicité nous unissait. Il avait un grand respect pour la mémoire de ses ancêtres et conservait avec soin le fusil offert par l’armée française à son grand-père Hacène-ou- Amrouche, mon trisaïeul, quand celui-ci avait quitté l’armée en 1870 ; il m’avait promis cette arme et me l’a donnée en héritage, je l’ai encore.

Dans son rapport à la religion, cela se manifestait comment ?

Le souvenir le plus marquant qu’il m’a laissé est celui de sa profonde religiosité. Il vivait sa foi chrétienne avec constance et application, la pratique religieuse rythmait sa vie. Il ne manquait aucun office religieux, passant, à la fin de sa vie, toute sa journée à égrener un grand rosaire de bois qu’il avait rapporté d’un pèlerinage à Lourdes. Il était un bon chrétien comme on est un bon musulman.

 Et l’islam ?

Vis-à-vis de son ancienne religion, l’islam, dont il avait conservé l’habitude des ablutions, il n’a jamais marqué de réticences, et vivait en harmonie avec les autres membres de la famille restés musulmans. Il pratiquait le christianisme mais vivait dans une culture islamo-chrétienne, considérant qu’en tant que kabyle il était autant l’héritier de saint Augustin que de Mahomet. Cet esprit de tolérance, il l’a transmis à ses enfants et à ses petits-enfants. Peu de temps avant sa mort il était venu passer l’été en France à Sargé-sur- Braye, où mon père avait acheté une maison de campagne. Dans ce petit village du Perche, c’est lui seul qui nous accompagnait, ma soeur Catherine et moi, à la messe le dimanche, et sa voix résonnait fort dans l’église pour chanter les cantiques en latin. Il ne fait, à mes yeux, aucun doute que Jean et Taos doivent autant leurs destinées à la volonté de leur père Belkacem qu’aux dons de leur mère Fadhma.

 PS : Entretien  réalisé par Tassadit Yacine, anthropologue et chercheur-enseignante à l’EHESS de Paris, publié dans un numéro spécial de la revue Awal et consacrée à la figure de Jean Amrouche.

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Jean Amrouche : Cet être de feu… par Armand Guibert

Jean Amrouche, à Prague , avec Armand Guibert et les Schweitzer. (1937)

Jean Amrouche, à Prague , avec Armand Guibert et les Schweitzer. (1937)

Aucun de ceux qui ont approché cet être de feu ne saurait parler de lui froidement, et moins que tout autre celui qui trace ces lignes. Notre accord eut dès le premier jour un caractère instantané et fulgurant. C’était au printemps 1930, à Sousse, en Tunisie, où je faisais mes pre­miers pas dans ce qui devait être une longue carrière africaine. Libéré depuis la veille du service militaire et précédé d’une réputation de singularité, il apparut et s’assit à la table commune; je connus aussitôt qu’il était, non singulier, mais unique.

 Svelte, racé dans le délié des mains et l’ovale du visage, déroutant par une ombre dans l’œil, clair de teint mais avec des cheveux d’un noir de jais, drus et ondes, il appa­raissait, solidité et flamme, comme le lieu de rencontre de deux mondes. Au cours du repas jaillit l’étincelle; nos deux voix, comme un chœur alterné, reprenaient les ca­dences de « La jolie rousse » d’Apollinaire et du « Ni-htimim » de Milosz — une conjonction sans égale en un tel temps et en un tel lieu.

 Le soir même, nous n’avions plus l’un pour l’autre au­cun secret. La longue plage nue que barrait à l’horizon la masse bleutée du Djebel Zaghouan, nous vit échanger cha­que jour projets d’avenir et confidences. Il avait le don de révéler les êtres à eux-mêmes. Son autorité, qui à beau­coup paraissait dure, avait pour contrepartie un sens des nuances, une subtilité d’esprit et une gentillesse de cœur sans égale qui décontenançaient les inattentifs, plus en­clins à retenir les chansons de corps de garde dont il avait un riche répertoire que les références à la poésie de Clau­del dont il n’entretenait que ses rares intimes.

 II était né par une nuit de neige de 1906 au village d’Ighil Ali en Kabylie, dans la vallée de la Soummam. Nous y fûmes ensemble au printemps de 1932. Il semblait me faire offrande de ces monts de schiste auxquels les siens disputaient quelques maigres biens : figuiers et amandiers, oliviers et céréales. Tout était pauvre et noble dans la lumière; il n’était que respect devant les siens qui portaient le burnous, devant sa grand-mère qui cuisinait en plein air entre trois pierres calcinées, et face à l’enclos de terre chrétienne où il se demandait s’il aurait un jour sa de­meure :

Je voudrais reposer dans ma famille humaine, Celle qui fut livrée à une sombre haine, Mais qu’un Dieu délivra sur un Mont d’Oliviers, Pareils aux troncs noueux des arbres de chez nous.

Cet « Adieu au pays natal » d’où sont extraits ces vers, et qu’il me dédia, fut écrit au cours de ce séjour mémorable, qui fut pour lui, après quelques années d’Europe, un réentracinement. Sous les auspices de la revue Mirages, où avaient paru les premiers textes de sa plume, le recueil « Cendres » marqua la naissance d’un poète africain encore pénétré d’influences, mais soucieux de réduire à l’unité le conflit de sa double appartenance. Ceux qui, plus tard, devaient parler de son reniement, n’ont pas eu accès aux tourments qui devaient faire de sa vie une interrogation permanente.

Sa faculté d’assimilation tenait du prodige, comme le savent les auditeurs de ses conférences sur Racine et sur Nerval, mais c’est d’un trait bien antérieur que je veux parler. Lorsque parut « La Quête de Joie » de Patrice de La Tour du Pin, je lui donnai à lire cette œuvre d’un inconnu (il était alors à Bône, mais nous correspondions au rythme de quatre ou cinq lettres par semaine), en le pressant de rédiger en toute liberté ses impressions de lecture. Il écrivit aussitôt, sous le titre « La pensée de Patrice de La Tour du Pin », une longue étude, la plus pé- nétrante pour l’époque, qui prit place dans l’hommage collectif que nous consacrâmes au poète de vingt-trois ans. Les années passaient. A Bône, entre des occupations pédagogiques, sportives et culinaires, il composait un grand poème, « Etoile Secrète », dont il m’adressait de semaine en semaine les feuillets, revus, corrigés, épurés, resserrés dans le sens de la maîtrise. Au sein d’une épo­que insatisfaite et lourde de catastrophes proches, il y célébrait un mystérieux Absent appelé à racheter le man­que de croyance et d’amour dont il abritait la faim en lui :

Car l’inconnu seul l’attirait, La Découverte, l’île vierge Dormant au creux de chaque chose.

Lorsque le livre parut dans cette collection des Cahiers de Barbarie qui fut une assez belle aventure, aussitôt après un recueil de ce Milosz qui avait scellé notre fraternité, il fut salué par les critiques de poésie comme une œuvre significative, nourrie de l’amour des êtres vivants et morts, humanisée par la tristesse d’un exil malaisé à définir.

 Cet exil, j’en savais la nature. Au cours de voyages qui nous avaient fait parcourir l’Europe, du Portugal jusqu’à !a Mer Noire, le baromètre de son humeur passait du maus­sade à l’exalté, selon qu’il allait du flou atlantique au gé­nie solaire de la Méditerranée et à l’amalgame d’odeurs et de saveurs fortes des pays balkaniques. Il ne reprenait vie que là où il retrouvait, dans le fumet du mouton grillé ou du poivron frit, l’air nourricier d’une Kabylie qui lui de­meurait intérieure. Un jour, à Athènes, je décachetai de­vant lui une lettre — déjà posthume — du poète malgache Rabearivelo qui m’annonçait son suicide, motivé par l’im­puissance où il était de trouver l’équilibre entre la civi­lisation de ses aïeux et celle qui lui venait de France.

 Ce fut pour Jean Amrouche un choc déterminant. A son pays il devait un hommage éclatant. Humblement, modeste­ment, cet homme fier choisit de suspendre le cours de son œuvre personnelle pour se contenter du rôle qui est celui du donateur chez les peintres du xvic siècle. Nous trouvant enfin réunis, nous fondâmes, à Tunis, l’année qui précéda la guerre, sous l’invocation du « Monomotapa » (les « deux vrais amis » de La Fontaine) une nouvelle collection de poésie où parurent ses « Chants berbères de Kabylie » : œuvre collective mais magnifiquement personnalisée par la qualité des traductions et par une ample préface où Jean Amrouche s’élève à grandes foulées du particulier à l’universel : « II est bien certain que les paysans ou les colporteurs kabyles n’ont pas un instant songé, tandis que la nostalgie du Pays leur dictait ces poèmes déchirants, qu’ils chantaient la grande douleur de l’homme chassé du Paradis. Pourtant, en même temps que leur douleur, c’est bien celle-là qu’ils ont chantée — et c’est pourquoi leurs chants apportent à qui les accueille un si grand boulever­sement ».

 Sans lui, ces chants de la tradition orale, qu’il recueillit sur les lèvres de sa mère, femme de la qualité la plus haute, seraient aujourd’hui perdus. En les ajoutant au trésor commun de la poésie qui n’a pas de frontières, il a joué, bien avant la période d’« engagement » que connaissent ceux qui l’ont découvert plus tard, le rôle de médiateur auquel il était prédestiné.

 Vint la guerre, que suivit l’armistice. En un temps où la pensée était asservie, il nous parut salutaire de ne pas laisser se rouiller les armes dont nous disposions. Tou­jours ensemble, nous fondâmes, dans un quotidien dont le titre aujourd’hui est bien dépassé, La Tunisie française, une page littéraire où, deux années durant, nous fîmes de semaine en semaine échec à l’esprit de veulerie et de dé­mission qui risquait de tout submerger. Certaines inimi­tiés nous exaltaient, tandis que la presse de France repre­nait et commentait des textes souvent remarquables par la vivacité de leur pointe. (Les curieux y pourront cher­cher avec fruit les notes signées Agathocle et Thrasybule). Dans cette équipe qui allait grossissant, la joie et l’hon­neur nous furent donnés d’accueillir, aux côtés de Gabriel Audosio, pionnier de la littérature algérienne, deux noms qui sortaient à peine des limbes, ceux d’Albert Camus et de Jules Roy.

 C’est ici que je suspendrai, à ce point où le souvenir en est sans ombres, l’évocation d’un être généreux et dévo­rant — parce que tout ce qu’il touchait était drame, et que le drame était en lui — avec celle d’une union d’es­prit que l’Afrique avait faite, et que l’Europe devait relâ­cher.

Par Armand Guibert  ( Texte écrit pour Preuves-Informations et re-publié dans Etudes méditerranéennes, n°11, 2° trimestre, 1963, p 44-47 )

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